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«Notre-Père»: Il aura fallu 50 ans pour que le Vatican ne blasphème plus Dieu

Depuis 1966, les chrétiens francophones récitent chaque jour une prière théologiquement fausse. Une armée d’exégètes a décidé d’en changer. Car Dieu ne peut «soumettre» l’homme à la tentation… La nouvelle traduction de la Bible liturgique sera bientôt disponible en librairie.

REUTERS/Sucheta Das
REUTERS/Sucheta Das

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Révolution dans les rangs catholiques. Dans un délai encore incertain —2014? 2015?— les fidèles francophones ne réciteront plus leur prière quotidienne favorite, le Notre Père, selon la formulation en usage depuis les lendemains du concile Vatican II, il y a près de cinquante ans (1966). La sixième «demande» de cette célèbre prière en forme de supplications successives faites à Dieu —«Et ne nous soumets pas à la tentation»— va être supprimée et remplacée par «Et ne nous laisse pas entrer en tentation». Ce n’est pas un point de détail ou une querelle byzantine. C’est l’épilogue d’une bataille d’experts qui dure depuis un demi-siècle.

L’Eglise pense avoir l’éternité devant elle. Il aura fallu 17 ans de travail et la collaboration de 70 traducteurs —exégètes, biblistes, hymnographes— pour en arriver à ce résultat. 17 ans, c’est le temps qu’aura exigé la nouvelle traduction intégrale de la Bible liturgique qui, pour la France, sera adoptée le 8 novembre par les évêques et sera en vente dans les rayons des libraires à partir du 22 novembre.

Ces éminents traducteurs sont partis des textes originaux en araméen, en grec, en hébreu, et non plus des traductions déjà existantes. Et c’est cette mise à jour radicale qui a permis à ces savants, avec l’accord du Vatican, d’aboutir à la rédaction d’un nouveau Notre Père, plus satisfaisant et plus juste théologiquement.

Le Notre Père est la prière de base de tous les chrétiens, quelque soit leur confession, catholique, protestante, orthodoxe ou anglicane. Elle est d’autant plus sacrée que, selon les Evangiles de Luc et de Matthieu, elle a été enseignée directement par le Christ lui-même. «Seigneur, apprends-nous à prier», lui demandaient ses apôtres. La réponse de Jésus se trouve dans les paroles du Notre Père, précieusement reproduites —«Notre Père, qui est aux cieux…»— qui remontent ainsi à deux millénaires. Retranscrite du grec au latin, elle a depuis été traduite dans les langues vivantes du monde entier.

Cette prière la plus commune des chrétiens peut être récitée ou chantée à tout moment de la journée. Elle n’est pas codifiée comme la prière dans l’islam (cinq fois par jour et à heure fixe). Elle revient à chaque célébration de la messe après la prière eucharistique. Elle est aussi récitée dans toutes les assemblées œcuméniques. C’est le signe d’une volonté de réconciliation et d’unité de toutes les confessions chrétiennes, issues du même Evangile, mais séparées par leurs institutions.

Perversité de Dieu

Mais pourquoi changer aujourd’hui un tel monument de la spiritualité chrétienne, sur le point précis de la tentation? Un point central dans l’anthropologie chrétienne. Selon les Evangiles, le Christ a passé quarante jours au désert où il a été tenté par Satan: tentation de l’orgueil, du pouvoir, de la possession (Matthieu 4, 11). Lui-même dit à ses apôtres au jardin de Gethsémani, le soir de sa Passion, juste avant son procès et sa mort sur la croix: «Priez pour ne pas entrer en tentation».

Précisément, il y a cinquante ans, une erreur de traduction a été commise à partir du verbe grec eisphérô, qui signifie littéralement «porter dans», «faire entrer». Ce verbe aurait dû être traduit par «Ne nous induis pas en tentation», ou «Ne nous fait pas entrer en tentation». Les traducteurs de 1966 ont préféré la formule: «Ne nous soumets pas à la tentation».

Formule contestée. Contre-sens, voire blasphème, s’écrie-t-on depuis. Comment Dieu qui, dans l’imaginaire chrétien, est «infiniment bon» peut-il «soumettre» l’homme à la tentation du péché et du mal? C’est insoutenable. Cette formule équivoque a été pourtant lue en chaire dans toutes les églises du monde francophone, priée publiquement ou intimement par des millions et des millions de chrétiens, induisant, dans des esprits non avertis, l’idée d’une sorte de perversité de Dieu, demandant à ses sujets de le supplier pour échapper au mal que lui-même attiserait!    

On revient donc aujourd’hui à une formulation plus juste: «Et ne nous laisse pas entrer en tentation». Ainsi le rôle de Dieu est-il mieux compris, réhabilité. Dieu ne peut tenter l’homme. C’est l’affaire du diable. C’est lui qui, au contraire, peut l’empêcher de succomber à la tentation.

Encore faudrait-il que les protestants, les orthodoxes, les anglicans s’alignent sur cette nouvelle formulation catholique. En 1966, les théologiens catholiques, protestants, orthodoxes s’étaient alliés pour réfléchir à une traduction œcuménique (dans les mêmes termes) du Notre Père, qui n’existait pas avant la révolution du concile Vatican II. Ils avaient proposé un texte commun à leurs Eglises qui l’avaient adopté. Il ne fait pas de doute aujourd’hui qu’ils se mettront à nouveau d’accord pour entériner la nouvelle prière dans les termes déjà définis par les catholiques. Ne serait-ce que pour démentir ceux qui se lamentent sur l’état du rapprochement œcuménique qui aurait perdu de sa vigueur et s’inquiètent du réveil des réflexes communautaires.

 Henri Tincq  

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