Politique / Société

Où en sont les «gilets jaunes» à l'heure du déconfinement?

Au-delà de la nécessité d'improviser de nouvelles formes de mobilisation, la crise sanitaire a été l'occasion de réfléchir à la suite à donner au mouvement contestataire.

Un «gilet jaune» attend un éventuel rassemblement sous la surveillance des forces de l'ordre, le 16 mai 2020 à Nantes. | Jean-François Monier / AFP
Un «gilet jaune» attend un éventuel rassemblement sous la surveillance des forces de l'ordre, le 16 mai 2020 à Nantes. | Jean-François Monier / AFP

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Le lundi 11 mai, alors que la France redémarre timidement, le rond-point Gutenberg à Villebon-sur-Yvette, repère pour les actions des «gilets jaunes» de l'Essonne, est resté désert. Un gilet fluorescent accroché sur un bac et quelques chaises entourées de cagettes en vrac constituaient les seuls vestiges des rassemblements d'antan.

Cinq jours plus tard, au premier samedi du déconfinement, l'ambiance est différente place de la République à Paris. Une dizaine de personnes (dont plusieurs se revendiquent «gilets jaunes» mais seulement un porte ledit gilet) et une vingtaine de CRS se livrent à un chassé-croisé surprenant autour de l'esplanade. Et si les mots d'Édouard Philippe ont été sans équivoque –pas de rassemblements de plus de dix personnes–, les militant·es n'ont pas manqué de créativité pour esquiver les restrictions.

Ernest, un homme d'une cinquantaine d'années, se tient à l'écart de l'attroupement. Il arbore son gilet jaune avec fierté, ainsi qu'un cerceau autour de la taille. Il l'a ramené, dit-il, pour respecter la distanciation sociale. Il imagine que «cela serait assez insolite de pouvoir faire une manif' où tout le monde ferait comme [lui]. C'est une gestion consciencieuse, au vu des circonstances actuelles». Pendant le confinement, à la fenêtre de son appartement rue de Rivoli, il avait suspendu son gilet jaune... et le drapeau de la Commune.

Ernest fait partie de ces «gilets jaunes» qui ont repris la lutte dès que la possibilité s'est présentée, pour qui les consignes sanitaires et la situation inédite n'ont pas été un obstacle.

Manifestation au balcon

La délicate équation entre distanciation sociale et besoin de relance du mouvement a poussé les «gilets jaunes» à imaginer une mobilisation alternative depuis leur domicile.

Le 21 mars, le groupe Opération Spéciale GJ avait par exemple appelé à «se mettre à nos fenêtres et cogner de toutes nos forces sur nos casseroles». But affiché: ne pas laisser tomber dans l'oubli le «déni démocratique subi depuis dix-sept mois».

À Montpellier, rapporte Jules, un habitué des manifestations, on a pu observer des pancartes sur le rebord des fenêtres ou quelques «gilets jaunes» profitant de la présence des habitant·es aux balcons à 20 heures pour déclamer leur manifeste.

 


À Toulouse, le 1er mai 2020. | Rémy Gabalda / AFP

De l'autre côté de la France, en revanche, les restrictions n'ont pas empêché la poursuite de la manifestation physique. Une quarantaine de «gilets jaunes» se sont rassemblé·es à Metz dès la fin du confinement, écopant chacun·e d'une amende de 135 euros.

Mais au-delà de quelques évènements ponctuels, le photographe et sociologue Brice Le Gall, auteur de Justice et Respect, analyse aujourd'hui les résistances mises en œuvre par les «gilets jaunes» comme «individuelles et symboliques» –une rupture évidente avec leur mode opératoire classique, qui tenait sa force du nombre de manifestant·es.

Évolution de la contestation

Selon François Boulo, porte-parole des «gilets jaunes» à Rouen, la crise n'a fait que renforcer la légitimité des contestations initiales du mouvement: «On a vu que le pouvoir d'achat était trop faible, et ceux qui sont allés travailler en première ligne étaient les catégories les plus défavorisées.» Les deux grands axes de la justice sociale et fiscale et de la démocratie directe sont ainsi restés intacts.

Une idée semble toutefois faire consensus: la gestion de la crise sanitaire par le gouvernement a amplifié la colère. «Tout a l'air d'un sketch: d'abord la démission d'Agnès Buzyn au début de l'épidémie, puis la gestion des masques», s'indigne Jules. Et François Boulo de renchérir: «Ils nous prennent pour des enfants et ne disent pas les choses avec sincérité et transparence.»

Certaines demandes s'adaptent au contexte et viennent se greffer à la liste des exigences antérieures. Au programme, dans l'un des comptes rendus d'assemblée générale: distribution de masques FFP2, moyens massifs pour la santé publique… D'autres slogans, insensibles au Covid-19, résistent dans leur pertinence, comme ceux appelant au retrait de la réforme des retraites ou à l'abrogation de la loi El Khomri.

Pour autant, la présence de revendications éparses ne constitue pas un programme. En fait, il ne serait peut-être même pas légitime de parler de «revendications», avance Laurent Jeanpierre, sociologue et auteur d'In Girum: «Les “gilets jaunes” sont le nom d'une inquiétude, d'un questionnement dans lesquels beaucoup de Français se retrouvent.»

Par sa volonté de critiquer l'abstraction politique –celle des syndicats et des partis–, le mouvement ne prétend pas à une liste figée de propositions. «Il s'est construit sur du vécu, sur une mise en pratique avant des idées», analyse le spécialiste.

Fracture numérique

Pendant et après le confinement, Facebook est resté le principal moyen de communication des «gilets jaunes». Sur la plateforme, le partage d'articles anti-gouvernementaux alternait avec les comptes rendus d'AG virtuelles organisées chaque samedi sur Discord. «La colère ne sera pas confinée», peut-on lire parmi les commentaires.

Les réseaux sociaux ont réussi à préserver une forme de lien pendant ces deux mois, d'une intensité variable selon les groupes. Si la mobilisation virtuelle avait jusque-là toujours eu lieu en parallèle des manifestations physiques, pendant le confinement, elle a eu un «rôle compensatoire», note Laurent Jeanpierre.

Jean-Marc Guyot, «gilet jaune» engagé en Normandie, se montre plus nuancé, évoquant des dizaines de milliers de militant·es oublié·es des réseaux –une fracture numérique qui représente un frein à une coordination efficace.

«Ces gens-là, on part du principe qu'ils n'existent pas, alors que leur seule manière d'exister est d'être présents sur le terrain», déplore-t-il. Et qui dit restriction de manifestation dit perte de lien social local, pourtant constitutif de l'identité du mouvement né autour des ronds-points.

Pertinence et obsolescence

Dans un entretien au Journal du Dimanche publié le 4 avril, Rachida Dati estimait que ce sont les «gilets jaunes» «qui tiennent aujourd'hui le pays à bout de bras», les rapprochant ainsi des professions essentielles.

Le constat est partiellement partagé par François Boulo, qui assure que deux colères se rejoignent: d'un coté celle des «gilets jaunes», qui subissent la surtaxation sans savoir où va leur argent et qui ne comprennent pas l'effondrement de la fonction publique; de l'autre celle du personnel des hôpitaux, qui ne perçoit pas cet argent non plus.

Dans ce cadre, la participation des aides-soignant·es aux manifestations paraît logique, puisque selon Brice Le Gall, «depuis novembre 2018, une large fraction [des «gilets jaunes»] est composée de classes populaires, et en particulier des plus précaires».

Laurent Jeanpierre relève d'ailleurs que les professions en première et deuxième lignes pendant la crise (infirmières, livreurs, routiers...) ont été nombreuses à s'identifier dès le début au mouvement contestataire.

 


Devant l'hôpital de la Timone à Marseille, le 1er mai 2020. | Christophe Simon / AFP

Les «gilets jaunes» ambitionnent-ils à présent de réunir autour d'eux, ou tiennent-ils à garder leur couleur symbolique? Aux yeux de Brice Le Gall, la mutation du mouvement n'a pas impliqué une redéfinition de son identité. Mais le prisme de l'analyse change chez Laurent Jeanpierre, qui observe une obsolescence de l'étendard jaune.

Depuis son village normand, Jean-Marc Guyot confirme un déclin global. «Le mouvement des “gilets jaunes” est l'ombre de ce qu'il a été. Plus personne ne met son gilet jaune sur son pare-brise», regrette-t-il.

Structuration en question

Chez les militant·es, la réflexion laisse place à l'impatience, et l'urgence de rébellion se heurte au nécessaire respect des consignes sanitaires. À l'issue de la crise, chacun·e tire des conclusions différentes, offrant au mouvement une destinée incertaine. Car son essence, c'est l'absence de coordination nationale, laissant carte blanche à chaque groupe local.

Jean-Marc Guyot ne voit pas la manifestation physique comme unique solution dans le monde de l'après-Covid; il plaide pour une action locale dans les milieux associatifs. Son mot d'ordre pour l'après? La décentralisation: «On a vu que les gens pouvaient vivre localement, qu'ils devaient préserver les commerces locaux, redécouvrir leur environnement proche.»

De son côté, François Boulo argue qu'il s'agit de rassembler autour d'idées avant de rassembler autour du gilet. La structuration nationale du mouvement ne ferait, de son point de vue, que desservir cette union.

«Il s'agit de restaurer la devise de la République: la fraternité a été trouvée sur les ronds-points, il faut aujourd'hui retrouver de la liberté et de l'égalité», affirme-t-il, cherchant à faire converger toutes les personnes s'opposant plus globalement à la politique d'Emmanuel Macron.

Pour l'heure, donc, la structuration des «gilets jaunes» ne fait pas l'unanimité. À l'origine de ce malentendu organisationnel, Brice Le Gall pointe les divisions entre les contestataires ayant une forme de capital politique et celles et ceux des ronds-points –un clivage loin d'être dépassé.

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